Ah non, je réponds, ça veut dire quoi être amis quand on s'est tant aimés, ça n'existe pas ce glissement-là, c'est même immoral de passer de ça à ça, c'est hors de question. Tu n'es pas d'accord, tu argumentes, tu dis Paula et ses ex, elle les voit tout le temps ses ex, j'ai envie de répondre qu'elle ne peut pas faire autrement, elle a couché avec la terre entière, si elle ne revoyait pas ses ex elle elle ne verrait personne, mais je te dis juste qu'elle ne les a peut-être pas aimé comme nous on s'est aimés, tu dis c'est vrai, mais je ne suis pas juste une connaissance, je suis pas quelqu'un que tu croises par hasard et avec qui tu vas prendre un café, moi je tuerais pour toi, et même je me tuerais pour toi. Tu dis ça, et tu devrais être ému, et ça devrait m'émouvoir, mais ça ne nous fait rien, ni à toi ni à moi, parce qu'on sent bien, tous les deux, que c'est comme un texte appris par coeur, que tu n'es pas dans tes mots, c'est même incroyable comme tu es fat en disant ça, tu le dis d'une voix plate, sans accent, sans un pli.
"Non, bien sûr que tu n'es pas juste une connaissance.
- On devrait se voir plus, moi j'ai besoin de te parler.
- De quoi ?
- Je sais pas, te parler, juste te parler...
- On est libres, tu m'as dit qu'on était libres, et bien on est libres de ne plus rien avoir à se dire, moi je n'ai plus rien à te dire.
- Mais je ne suis pas mort, quand même !"
Il m'a serré le coeur, à cet instant. ll a eu l'air tellement affolé, apitoyé, à cette idée de lui mort, mais au lieu de le rassurer, j'ai eu envie d'être méchante, je ne sais pas pourquoi, je m'en veux quand j'y repense. Nanée disait toujours les gens sont gentils, il n'y a que nous qui sommes méchants : c'était pas vrai, bien sûr, elle était tellement gentille, mais moqueuse en même temps, espiègle, et énervée quand les gens ne sont pas à la hauteur, quand ils sont trop ridicules, je dois tenir ça d'elle.
"Justement si, tu es mort.
- Mais non, c'est moi, c'est moi Adrien !
- Non c'est pas toi.
- Mais si c'est moi ! Je n'ai pas changé, pas changé à ce point...
- Pour moi tu as changé, puisque je t'aimais et que je ne t'aime plus. Je t'aimais et celui que j'aimais est mort.
- Mais ce n'est pas vrai que tu ne m'aimes plus, on ne peut pas cesser tout à fait d'aimer ! Ça n'existe pas !
- Si on peut, moi je peux."
Nos voisins de table sont partis, il y a une fille maintenant, j'ai déjà dû la croiser, elle me sourit, je ne lui rends pas son sourire, je m'en fous, je suis assise avec toi dans ce café où on s'est tellement engueulés, où on s'est tellement fait de promesses, où tu m'as serré le genou sous la table quand on on s'était même pas encore embrassés, c'était là-haut, au premier étage, la dame de la caisse s'en souvient, elle fait comme si, elle fait celle qui, mais je vois bien, moi, qu'elle s'en souvient et que de tout ça il ne reste rien.
J'ai envie de te serrer dans mes bras, je te serre dans mes bras au-dessus de la table, au-dessus de ton café et de ma bière, et oui, cette fois, j'ai de la peine.