C'est arrivé le plus naturellement du monde. Un soir d'une tristesse légère. Un soir où nous avons dîné ensemble, où je lui ai proposé de prendre un verre chez moi, où elle a ôté sa veste, où j'ai embrassé son épaule, voilà. J'ignore ce qui m'a pris mais, sur le moment, cela m'a paru la chose à faire. Elle n'a pas montré de résistance, acceptant que mes lèvres trouvent le chemin des siennes, que nos corps se pressent l'un contre l'autre, que nous basculions sur le canapé. Je ne me souviens pas qu'il y ait eu une réserve, une hésitation. En revanche, il y a eu de la timidité, de la délicatesse et de la gravité. Nous nous sommes réveillés, le lendemain matin, enlacés entre mes draps.
Est-ce que ça fait de nous des salauds ? Oui bien sûr.
Cette affirmation étonnera peut-être. Après tout, j'avais déjà couché avec des jeunes femmes sans y accorder beaucoup d'importance, et sans que cela porte à conséquence. Et puis, nous vivions dans une époque libérée, où tout était permis, où nous étions nous-mêmes très attachés à ne rien nous interdire. En conséquence de quoi, j'aurais pu estimer que ma nuit avec elle constituait une simple aventure, une aventure de plus, et qu'elle n'avait rien d'une transgression. Mais elle n'était pas n'importe quelle jeune femme. Et circonstance aggravante, elle était sa femme. Du coup, nous n'avons pas vraiment eu un dilemme à trancher. D'emblée, nous avons compris que nous ne pourrions pas considérer notre étreinte comme un accident, nous dépêcher de l'occulter et ne jamais nous en ouvrir à quiconque. Il n'a pas été difficile non plus d'admettre qu'elle était l'aboutissement d'un processus, et que nous étions réellement amoureux l'un de l'autre.
A ce moment précis, pourtant, nous possédions la faculté théorique de faire marche arrière et de tout effacer. Il nous aurait suffi de vivre avec le souvenir de notre écart, de notre manquement, et nous étions vraisemblablement prêts à nous accommoder de notre mauvaise conscience. Il nous aurait fallu aussi vivre en réprimant notre sentiment, en nous efforçant, chaque jour, de l'empêcher de surgir. Oui, théoriquement, nous aurions pu choisir de nous en tenir là. Et ainsi nous n'aurions pas provoqué toute la souffrance qui a suivi. Tous les dégâts. L'irréparable.
Mais c'était plus fort que nous. Car c'était là, en nous, évidemment, depuis longtemps, peut-être même depuis cet automne 61 où nous nous étions rencontré pour la première fois. Nous l'avions tu, censuré. Et ça jaillissait d'un coup, avec une violence extraordinaire, irrépressible. Même si nous l'avions voulu, je crois que nous n'aurions rien pu arrêter. Nous sommes restés amants.
Ainsi, j'ai poignardé mon meilleur ami dans le dos, lui infligeant la pire bassesse qui se puisse imaginer. J'ai fracassé sans faiblir toutes les années partagées, donné à cette fameuse histoire de fraternité l'allure grotesque d'une imposture, sacrifié tout ce qui nous unissait, franchi une frontière qu'il est impossible de franchir dans l'autre sens. J'ai trahi.
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Philippe Besson | La trahison de Thomas Spencer
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